Ne jamais se laisser impressionner par les mots. Le piège abscons est d’une banalité sans équivoque tant dans son occurrence que dans son mécanisme. Pourtant, il fait des ravages au sein des organisations de toute nature sans distinction aucune. En synthèse, tout un chacun s’est au moins un jour entêté dans une stratégie qui, pourtant, ne donne aucun résultat ou même empire la situation. Dis comme cela, le sujet semble clos tellement ce piège semble trivial.
Cependant, malgré ses effets simplissimes, ce piège se tend, se referme et emprisonne ses victimes avec une force phénoménale, celle de nos croyances. Le piège abscons s’alimente de la perversion des qualités admises telles que la détermination, l’abnégation ou l’opiniâtreté. En effet, la frontière est parfois mince entre ces vertus et leurs pendants destructeurs comme l’obstination, le déni ou l’obscurantisme.
S’il est important de comprendre les mécanismes d’apparition et de réalisation de ce piège, il est décisif de cerner les facteurs d’enfermement de la victime dans cet état de prisonnier. A la lumière de ces éléments, des stratégies de sortie de crise sont alors envisageables pour limiter les conséquences néfastes et rétablir une situation saine. Sans encourager à provoquer ce piège, il convient enfin de mesurer les perspectives d’exploitation de ce piège face à un adversaire moins averti d’autant plus dans le cadre de la négociation.
Des principes simples durcis par des circonstances inextricables
Face à une situation donnée, chacun a une première impression, souvent la bonne dit-on. Exerçant une responsabilité, peu importe sa nature, cette impression se traduit par une décision avec la volonté de l’appliquer. Le piège abscons trouve sa source dans cette décision initiale et l’investissement consenti à son application en termes de ressources qu’elles soient humaines, financières ou matérielles. En bourse, l’expression « pas vendu pas perdu » résume cet état d’esprit du refus d’accepter l’erreur qui, pourtant, pourrait engendrer une perte initiale mais libèrerait un capital disponible pour un investissement globalement plus rentable au final. Cette erreur peut être initiale à la situation, fruit d’une mauvaise appréciation, mais peut également intervenir par un changement de contexte modifiant la valeur de la décision en amont et nécessitant alors une évolution, à la marge ou radicale. Selon le philosophe Héraclite D’Éphèse, « Rien n’est permanent, sauf le changement ».
Intégrant ces principes, il apparaît évident qu’une analyse objective de la situation suffit à se rendre compte des conséquences négatives d’une décision antérieure. Rien n’est plus simple alors que d’en changer. Et pourtant, cela ne s’impose pas toujours à l’esprit des décideurs. Le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, essai de psychologie sociale de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois paru en 1987, décrit parfaitement les raisons de l’incapacité à opter pour la solution évidente du changement. Culturellement, il est difficile de changer. Des expressions comme « aller au bout des choses » ou « terminer ce que l’on a commencé » sont ancrées et transmises comme des repères fondamentaux définissant la norme valorisée. Ainsi, l’exploit du piège abscons est de faire passer le changement salvateur pour un abandon inadmissible et ce, d’autant plus, aux yeux de sa propre victime.
« La peur du changement nous pousse à l’inaction », écrivait Lori Nelson Spielman dans Demain est un autre jour 2014, et le piège rajoute la honte à la peur puis, finalement, la fierté à l’inaction transformée en gloire d’une loyauté absurde. Être loyal à une absurdité n’a jamais rendu ni vertueux, ni admirable, bien au contraire. Si parfois il semblerait qu’il vaille mieux avoir tort avec tous que raison tout seul, il est cependant toujours vrai que l’homme est le seul décideur de ses actions. Parachevant son œuvre, le processus joue la montre jusqu’à ce que circonstances et conséquences interdisent tout retour en arrière. La loyauté volontaire première devient alors fardeau consubstantiel de la situation présente. En synthèse, « Mieux vaut prendre le changement par la main avant qu’il ne nous prenne par la gorge. » déclarait Winston Churchill. Le problème ne se limite plus uniquement au périmètre direct du respect de la décision initiale mais s’étend inexorablement vers les conséquences globales. S’obstiner à traverser une tempête de front en méprisant la solution de contournement est une stratégie valable jusqu’au naufrage du navire où l’option du contournement disparaît et d’autres problèmes se pose alors.
De la révélation à la résolution
Reconnaitre un piège abscons est l’étape décisive pour éviter d’en être la victime. En soi, il est quasiment impossible de le détecter au moment de la décision initiale sauf, peut-être, à considérer son état d’esprit face à la perspective de l’échec. Ne pas envisager, même de manière conceptuelle, l’échec, au moins partiel, peut déjà être un indice de dispositions favorables au piège sans présager de son apparition. Par la suite, il convient de s’interroger sur sa conduite de l’action dans l’adversité et, plus précisément, sur les motivations de notre détermination à suivre le plan. « Si la cause est bonne, c’est de la persévérance. Si la cause est mauvaise, c’est de l’obstination. » résume Laurence Sterne dans Tristram Shandy 1759. Entendu selon la pertinence de la cause, tout est dit mais tout reste à faire. De manière lucide, il s’agit de déterminer si la volonté reste d’accéder à l’objectif initial, et constitue alors de la persévérance, ou si elle est désormais guidée par la mise en pratique à tout prix du plan initial sombrant dans l’obstination. Privilégier le moyen, c’est-à-dire la stratégie et la tactique mises d’ores et déjà en place, pour atteindre l’objectif plutôt que la finalité de l’objectif lui-même est un critère validant du piège abscons.
Conscient d’y être, il faut en sortir sans délai au risque de dommages irréparables. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les conséquences de l’inaction face à celle de la réaction. Quelques railleries ne valent rien face à un désastre. L’heure n’est donc pas à un retour d’expérience stérile sur le passé mais bien à la redéfinition claire et sans équivoque de l’objectif futur, crédible. Seule la vertu de prudence peut désigner à tout un chacun l’objectif réel et atteignable à poursuivre. Cet objectif est une réalité possible et accessible qui exclut de fait l’optimisme paroxysmique et, à l’inverse, toute humilité pessimiste mal placée. Ni témérité ni peur. De la prudence par la clairvoyance et l’intelligence. Cette dernière est le moyen de notre volonté, pas sa source. Michael Girardi, Les réflexions et pensées diverses 1784, nous rappelle que « L’expérience et la prudence sont deux bons devins» qu’il convient de consulter sans retenu pour désigner le résultat à obtenir. Connaissant la destination, il est plus que temps de s’enquérir des moyens pour s’y rendre. Le recensement des options existantes précède nécessairement le choix de l’option retenue. Si le premier s’attache à l’ouverture d’esprit, le deuxième n’est que pure logique en pleine conscience du contexte, de ses forces et de ses faiblesses. Le plus court chemin n’est pas forcément le plus sûr.
« S’arrêter est bien difficile quand on croit être dans le bon chemin. » affirme Sénèque dans Les lettres à Lucilius 64 ap J.-C. La confusion, dans le piège abscons, vient de confondre le bon chemin et la bonne cause. Œuvrer dans le sens de ses convictions profondes ne garantit en rien de s’y prendre de la meilleure façon qu’il soit. Les indicateurs identifiés pour mesurer la progression vers le but quantifient la performance de la stratégie mais, en aucun cas, ne juge de la valeur de l’objectif final. Ainsi abandonner une méthode inefficace n’équivaut pas à remettre en question l’objectif. En revanche, l’évolution permanente du monde, autant structurelle que culturelle, peut réorienter l’objectif dans une certaine mesure et, de manière certaine, modifier la stratégie à appliquer au moins dans ses composantes opérationnelles. Refuser cette vérité c’est accepter le mensonge, à soi, aux autres. Le piège fait naître le mensonge qui ne convainc personne et, surtout pas, celui qui l’énonce. « Un mensonge ne tient debout qu’en s’appuyant sur un autre. » écrit Anne Barratin, De toutes les paroisses 1913. Le mensonge n’appelle que le mensonge et ruine la crédibilité de son auteur dans la même proportion que son niveau de responsabilité. La seule vérité dans le mensonge révélé reste le qualificatif définitif de son auteur en tant que menteur. Affirmer que les masques sont inutiles pour se protéger du COVID 19 dans le but de dissimuler les dysfonctionnements d’un système étatique contribue durablement à la défiance du peuple envers son gouvernement. Cela n’est pas le bon chemin.
Pour ou contre mais avec
Comme vu précédemment, le piège abscons est universel, chacun étant une victime potentielle. Il en est de même dans le cercle professionnel. Collègues, collaborateurs, patrons et concurrents sont peut-être sous l’emprise de ce piège, en conscience ou non. Percevoir la relation avec ceux-ci selon le prisme intégrant cette influence éclaire un chemin d’obtention de vos objectifs, en particulier dans le cadre spécifique de la négociation. Par essence, la négociation consiste à créer une réalité commune à partir de deux volontés projetant des avenirs plus ou moins différents. De facto, la négociation implique la possibilité du changement au moins dans l’une des visions jusqu’à la convergence des deux volontés. Dès lors, le piège est l’un des pires obstacles à la négociation productive. Le 20 janvier 1961, dans son discours inaugural, John Fitzgerald Kennedy lançait « “Ne négocions jamais avec nos peurs. Mais n’ayons jamais peur de négocier”, encourageant à se délester de l’irascible obstination à refuser le changement. En revanche, il est primordial de préciser que cet effort doit porter à se détacher de la non essentielle manière, c’est-à-dire le « comment » si cher au piège, et se concentrer sur l’essentiel objectif à atteindre, c’est-à-dire le « pourquoi ». La négociation est donc l’occasion de modifier sa méthode pour arriver à réaliser son objectif s’opposant par principe avec le piège qui prône l’inverse.
Eviter le piège abscons c’est préserver son objectif et s’autoriser le sacrifice du chemin suivi jusqu’ici. L’autre, l’interlocuteur de toute nature, n’est pas à l’abri des mêmes causes mais, peut-être, n’est pas au même point de résolution des conséquences, en l’occurrence la conscience de sa prise au piège et la réaction nécessaire à sa libération. Dans le cadre d’une coopération au sein du groupe, poursuivant donc le même objectif, il est efficient d’accompagner cet interlocuteur sur le chemin de la révélation et de la résolution. Pour cela, après avoir dénoncer les contradictions entre ses actes et sa volonté, l’effet majeur consiste à lui suggérer un système de valeurs permettant la libération de l’aliénation mentale du piège abscons. En somme, provoquer l’adhésion de l’interlocuteur en déplaçant la loyauté à la méthode vers une loyauté à l’objectif. Ceci permet de faire coexister chez lui son besoin de valorisation par le respect des règles de loyauté, en plaçant l’objectif initial au centre de son attention, tout en permettant l’acceptation du changement de méthode qui n’a plus le rôle principal légitimant l’allégeance indéfectible à celle-ci. Redonner du sens au « pourquoi » et démystifier le « comment ». L’exemple du salarié réticent à une promotion pour un poste de plus haute responsabilité, se confondant en excuses infondées pour cacher le sentiment de trahison envers ses collègues, est un cas probable. L’objectif partagé est de servir le groupe et ses salariés, alors quoi de mieux que d’assumer le sacrifice de cette responsabilité dans l’intérêt premier de ces collègues !
Il n’en est pas de même dans le cadre d’une négociation avec un adversaire c’est-à-dire qui ne partage pas le même objectif voire qui s’y oppose. Il est déconseillé de s’attacher à sortir votre adversaire du piège abscons dans lequel vous pensez qu’il se trouve. En effet, il faut d’abord en avoir une certitude raisonnable. Un individu qui montre une obstination sur des détails qui ne remettent pas en cause son objectif peut entrer dans cette catégorie. Ensuite, cerner son objectif et son plan. Jouer sur le premier, respecter le deuxième. Dans ce cas, l’adversaire aura un sentiment de soulagement. Le but n’est pas de briser ses chaines mais bien de le laisser emprisonner en modifiant le point d’attache de celles-ci de son objectif au vôtre. “Avant de négocier avec le loup, mets- lui une muselière.” écrivait Valeriu Butulescu et c’est bien de cela qu’il s’agit. Ne pas transformer le loup en chien domestique mais bien le rendre inoffensif pour l’amener vers l’état final recherché. Une négociation de salaire peut se focaliser pour l’adversaire sur un montant seuil, constituant son plan inébranlable, mais l’obtention d’avantages en nature sera plus aisée à obtenir lui permettant de respecter son plan et d’atteindre votre objectif global. Il y a une sorte de vanité intellectuelle chez l’adversaire aux prises du piège abscons qui consiste à n’envisager que de manière binaire la négociation à travers la soumission de l’autre à un point particulier, la méthode. Cela demande une force de conviction en son objectif pour conduire une négociation face à un tel individu selon ce principe mais, comme l’a affirmé Jules Ferry, « lorsque nous serons forts, nous aurons la certitude de pouvoir négocier».
Conclusion
Méconnu, sous-estimé, redouté ou, encore, indirectement adulé, le piège abscons est une réalité intangible qui s’applique à l’esprit et produit des effets destructeurs par les actes. S’en protéger, c’est se préserver directement mais aussi dans sa relation avec les autres. Être capable de le détecter, de l’enrailler et d’en sortir reste le schéma le plus efficace. Cependant, faute de pouvoir le combattre, il faut savoir s’en accommoder chez l’adversaire pour mieux vaincre dans la négociation, faute de convaincre, en atteignant son objectif.
Il n’y a rien de manichéen à définir comme victime l’individu pris dans le piège abscons. Bien qu’il agisse par des mécanismes internes à l’individu, il n’en reste pas moins universel et se présente alors comme inhérent à la nature humaine mais non attaché à l’individu. Subtile distinction qui permet pourtant d’envisager la libération par l’individu de cet enfermement comme vu plus haut. Qualifier de victime l’individu piégé ne le prive pas pour autant de se défendre, bien au contraire, dans le sens où son statut de victime lui permet d’assumer la réalité et d’affronter le mal.
Les managers et dirigeants sont prévenus. Pourtant le piège abscons a encore un bel avenir devant lui. L’inexpérience et l’ignorance soutiendront toujours sa diffusion, sa contagion et ses manifestations. Henri-Frédéric Amiel, Journal intime 1872, ne se trompe pas quand il écrit que « l’expérience est le meilleur guide », sachant que celle des autres compte aussi. Mais tous les conseils et récits ne valent que par leur compréhension et leur entendement. Stanislas Leszczynski, Le philosophe bienfaisant 1764, nous propose de retenir en conclusion ce principe selon lequel « la raison a besoin de l’expérience, mais l’expérience est inutile sans la raison ».